L’inceste, ou union de deux êtres du même sang, est un des derniers tabous de notre société « post-moderne ». C’est aussi un tabou universel, puisqu’on le retrouve pratiquement dans toutes les sociétés depuis la nuit des temps. Dans ce domaine, comme c’est souvent le cas en sciences humaines, les partisans de l’inné s’opposent aux partisans de l’acquis. Pour les premiers, l’horreur de l’inceste est inscrite dans les gènes des humains, comme dans celui d’autres animaux. Pour les seconds, au contraire, l’obligation du mariage à l’extérieur du clan vient du besoin de maintenir la paix (en créant des liens familiaux avec des ennemis potentiels) et de préserver la santé de l’espèce. Quoi qu’il en soit, la nature, dans sa bienveillance, ou la société, dans sa sagesse, auraient, en créant ce tabou, évité à la race humaine de dégénérer. Car il est largement accepté que la consanguinité est source de déficiences physiques ou mentales.
L’étude de Seemenova, effectuée en ex-Tchécoslovaquie auprès de 256 enfants tend à confirmer cette croyance, du moins à première vue. Mais si on prend la peine d’approfondir un peu la question, on se rend compte que la relation de cause à effet entre consanguinité et dégénérescence est loin d’être évidente.
Selon l’étude de Seemenova, la proportion d’enfants ayant des troubles physiques ou mentaux est considérablement plus élevée chez les enfants nés d’un inceste (32/161) que chez les autres enfants (2/95). La même remarque s’applique à la mortalité infantile (voir le tableau D9.1).
Il y a donc une relation apparente entre la consanguinité des parents et les déficiences des enfants. Mais quelles sont les chances que les différences observées entre les deux groupes d’enfants soient dues au hasard de l’échantillonnage? C’est ce que nous allons vérifier à l’aide du calcul du Khi carré.
Calcul des fréquences théoriques
Compte tenu de l’échantillon choisi, le tableau D9.2 montre que les différences entre les fréquences observées et les fréquences théoriques sont relativement faibles (voir tableaux D9.2a et D9.2b). Nous avons calculé les fréquences théoriques de la façon suivante : s’il n’y avait aucune association entre les variables, 20/256 des 161 enfants nés de parents incestueux devraient être morts dans leur première année et 236/256 de ces 161 enfants devraient avoir survécu. Le chiffre figurant dans la case supérieure gauche du tableau D9.2b est donc de 20/256 x 161 = 12,6.
Calcul de l’écart global : le Khi carré
Nous avons ensuite calculé les écarts au carré relatifs entre les fréquences théoriques et observées. Pour la case supérieure gauche, on obtient (12,6 – 15)²/12,6 = 2,42/12,6 = 5,76/12,6 = 0,47. Pour l’ensemble du tableau, ces écarts atteignent un total de 1,36 : il s’agit du Khi carré calculé.
Interprétation du Khi carré calculé
S’il n’existait aucune association entre les variables étudiées (Consanguinité et Déficiences), les fréquences observées devraient normalement correspondre aux fréquences théoriques. Mais comme nous travaillons avec un échantillon, il se peut que celui-ci s’écarte plus ou moins de sa distribution théorique par le simple jeu du hasard. Si l’écart global mesuré (ici le Khi carré) est trop faible, on peut alors juger qu’il n’est pas significatif. Par contre, si cet écart est suffisamment fort, on ne peut plus accuser le hasard : la présence d’un écart fort montre qu’il y a une association entre les variables. Il nous reste maintenant à chiffrer précisément ce que nous entendons par écart faible et fort.
En prenant le risque de nous tromper 5 fois sur 100, nous pourrons affirmer qu’il y a une association entre les variables si le Khi carré calculé dépasse 3,84.
Lorsque l’on consulte une table de distribution du Khi carré, on constate que la valeur critique du Khi carré pour un seuil de signification de 0,05 et avec 1 degré de liberté est de 3,84*. Voici ce que ce jargon signifie : parmi tous les échantillons que nous aurions pu recueillir, seulement 5 % (ou 0,05) d’entre eux ont un écart global (ou Khi carré calculé) supérieur à 3,84.
Est-ce que l’écart que nous avons observé correspond à nos attentes?
L’écart global de notre tableau (le Khi carré calculé, qui valait 1,36) est plus faible que le minimum attendu (la valeur trouvée dans la table de Khi carré, qui était de 3,84). La possibilité que l’écart observé soit le fruit du hasard est trop forte (ou n’est pas assez faible) pour que nous puissions affirmer qu’il existe une association significative entre les variables Consanguinité et Mortalité infantile.
Il existe une association significative entre consanguinité et troubles physiques et mentaux.
Si on répète le même exercice pour tester l’hypothèse d’une association entre consanguinité et troubles physiques et mentaux, on constate que la valeur du Khi carré calculé est nettement plus significative : elle est de 16,38. La probabilité de tomber sur un tel échantillon uniquement par le fait du hasard est à toutes fins pratiques nulle (cette probabilité est de 0,005 % plus précisément). Nous avons obtenu ces derniers résultats en quelques secondes : le tableau D9.2 ayant été créé avec un chiffrier électronique, il nous a suffi de modifier les 4 fréquences observées pour obtenir instantanément le nouveau Khi carré calculé. Dans le même ordre d’idée, la valeur critique du Khi carré a été obtenue par une simple fonction du chiffrier : il est rare aujourd’hui que des chercheurs utilisent encore des outils aussi primitifs que des tables de distribution.
[***Lien avec outil]
Maintenant que nous savons que l’écart obtenu n’est pas dû au hasard, il reste à en évaluer l’ampleur en tenant compte de la taille de l’échantillon. Pour cela, nous calculons le V de Cramer, selon la formule donnée dans le chapitre.
[*** lien, dans tous les dossiers, avec les notions du chap. correspondant].
V de Cramer = √[16,37 / (256 x 1)] = √[0,064] = 0,253
En fin de compte, l’association entre consanguinité et troubles physiques et mentaux est bien réelle, même si elle n’est pas extrêmement forte. Cela est d’autant plus significatif que nous n’avons pas été en mesure de prouver l’existence d’une association entre consanguinité et mortalité infantile.
L’association entre consanguinité des parents et déficiences des enfants semble donc démontrée et l’affaire aurait pu être classée si on n’avait pas eu la curiosité de mieux connaître les parents incestueux. On constata alors deux faits troublants : comparativement aux parents du groupe témoin, les pères incestueux étaient plus facilement alcooliques, et les mères incestueuses accouchaient à un âge significativement plus précoce (voir le tableau D9.3). Or, on sait que ces deux facteurs augmentent les risques de déficiences (quand les parents boivent, les enfants trinquent). Il pourrait alors n’y avoir qu’une simple corrélation entre inceste et déficience, ces deux variables dépendant (en partie) de variables communes (Consommation d’alcool du père, Âge précoce de la mère). Le schéma de la figure D9.1 tente de mettre en évidence plusieurs aspects de cette corrélation.
Si l’on tient compte des facteurs socio-économiques reliés à la situation, on s’aperçoit que la relation entre consanguinité et déficience est loin d’être prouvée. Les cas d’inceste provenaient souvent de familles défavorisées en ce qui concerne les conditions de logement et d’alimentation, l’état de santé de la mère et la connaissance des soins à apporter aux enfants. Or, tous ces facteurs peuvent avoir une influence directe sur la santé des enfants aussi bien que sur le comportement des parents.
L’inceste est un sujet difficile à traiter. Tout d’abord, l’inceste suscite un dégoût « naturel » chez la plupart des gens. D’autre part, il est souvent associé à l’abus sexuel d’un adulte envers un enfant. Enfin, un certain nombre de préjugés pseudo-scientifiques circulent à son sujet. Mais comme tout sujet relié à l’être humain, il mérite d’être étudié avec sérieux et rigueur.