Le Nigéria dépasse le Japon
Estimée à seulement 20 millions d’habitants en 1931 (contre 65 millions pour le Japon), la population du Nigéria a, depuis, connu une ascension vertigineuse : 56 millions en 1970, 103 millions en 1993. Dans son Rapport sur le développement dans le monde 1995, la Banque mondiale estime même que cette population dépassera 238 millions en 2025 et continuera d’augmenter par la suite, jusqu’à ce qu’elle atteigne un plafond de 382 millions d’habitants. Le Nigéria aurait non seulement distancé largement le Japon, mais il serait alors plus peuplé que les États-Unis, pour un territoire 10 fois plus petit. Le tableau D5.1 montre que les prévisions faites par la Banque mondiale en 1995 sont en bonne voie de se réaliser.
Essayons d’avancer quelques hypothèses à propos de cette situation. Pour cela, il n’est pas nécessaire de bien connaître le Nigéria ni le Japon. Faisons plutôt appel à notre logique. Nous irons chercher plus tard les données qui nous permettront d’évaluer nos hypothèses.
Tout d’abord, il est probable que les mères nigérianes donnent naissance à plus d’enfants que les mères japonaises. Il se pourrait aussi que le Nigéria accueille relativement plus d’immigrants que le Japon. Ce sont les deux explications les plus évidentes, mais on peut en proposer d’autres. Ce n’est pas tout d’avoir de nombreux enfants, encore faut-il qu’ils atteignent l’âge de procréer pour que la boucle soit bouclée : se pourrait-il que les enfants nigérians meurent moins facilement que les enfants japonais? Par ailleurs, avez-vous songé que si les gens vivaient deux fois plus longtemps, la population d’un pays doublerait sans l’aide d’autres facteurs : serait-il possible que les chances de vivre vieux soient en train d’augmenter au Nigéria?
Nous avons donc formulé quatre hypothèses, qu’il va falloir accepter ou rejeter à la lumière des chiffres.
- 1. Les mères nigérianes ont plus d’enfants que les mères japonaises.
- 2. L’immigration est plus importante au Nigéria qu’au Japon.
- 3. Moins de Nigérianes que de Japonaises meurent avant de mettre des enfants au monde.
- 4. Les chances de vivre de plus en plus vieux augmentent plus rapidement au Nigéria qu’au Japon.
Comment mesurer la fécondité d’une femme?
Commençons par explorer le concept du nombre d’enfants par femme. Une Nigériane a-t-elle généralement plus d’enfants qu’une Japonaise? Pour être plus précis, quel est le nombre moyen d’enfants d’une femme nigériane (nous prendrons l’année 1993 comme base de nos calculs)? Il est difficile de répondre directement à de telles questions, car il peut s’écouler un certain nombre d’années entre la naissance de l’aîné et celle du petit dernier. Et pendant ce temps-là, les mœurs familiales peuvent évoluer rapidement.
Supposons que, dans un village typique, les femmes de 80 ans aient eu en moyenne 9 enfants, les femmes de 60 ans aient eu 6 enfants et les femmes de 40 ans en aient eu 3. Il est clair que le nombre d’enfants par femme est en baisse d’une génération à l’autre. Mais quel chiffre retenir pour mesurer l’état actuel des choses? À quelle génération appartient une femme de 50 ans? La femme de 40 ans a-t-elle fini de donner naissance à des enfants? Il y a un moyen bien simple de réconcilier tous ces faits. Il suffit d’observer le nombre de naissances par femme pour chaque âge où cette dernière peut procréer. Nous combinerons le tout en dressant un portrait type fabriqué à partir des caractéristiques des mères de tous âges. Examinons l’extrait de tableau suivant.
Le nombre moyen d’enfants par femme (ou taux de fécondité) est obtenu en divisant le nombre de naissances par le nombre de femmes. Ainsi, même si la formulation peut sembler cocasse, une femme a en moyenne 0,1 enfant entre son 20e et son 21e anniversaire. Pour les 3 âges inscrits au tableau (de 20 à 22 ans), le nombre moyen d’enfants serait de 0,1 + 0,08 + 0,075 = 0,255. En additionnant ainsi tous les taux de fécondité pour chaque âge de la vie d’une mère, on obtiendra le nombre moyen d’enfants par femme à un moment donné. Ce chiffre (qu’on appelle indice de fécondité) représente donc une synthèse, un instantané, de toutes les générations de femmes en âge de procréer à une époque donnée.
Il nous suffit maintenant d’obtenir des données sur l’indicateur choisi, ce qui est relativement facile dans le domaine de la démographie.
En 1993, cet indice de fécondité est de 6,4 pour le Nigéria, ce qui signifie qu’en moyenne, une Nigériane met au monde environ 6 enfants. C’est beaucoup plus qu’il n’en faut pour assurer la survie de la génération suivante. On peut aussi parier que les familles de 12 enfants ou plus ne doivent pas être rares (étant donné que certaines femmes ont peu d’enfants, ou pas du tout). La famille « moyenne » compte d’ailleurs plus de 24 enfants lorsque le mari a quatre femmes! Même si l’indice de fécondité des Nigérianes est en baisse (il atteignait 6,9 en 1970, mais n’était redescendu qu’à 6,0 en 2013), il n’en demeure pas moins très supérieur à celui du Japon (1,5 enfant en 1993, et 1,4 en 2013). (Note : ces chiffres, ainsi que ceux qui suivent, proviennent des Indicateurs de développement dans le monde de la Banque mondiale.)
Hypothèse 2 : l’immigration
Notre deuxième hypothèse pour expliquer la progression plus rapide de la population du Nigéria (par rapport à celle du Japon) était l’importance de l’immigration. Mais, contrairement au Canada où l’immigration contribue pour un bon tiers à la croissance de la population, le Nigéria et le Japon accueillent relativement peu d’immigrants. Cette hypothèse ne peut donc servir à éclairer la situation qui nous intéresse.
Hypothèse 3 : la mortalité infantile
Le taux de mortalité infantile pourrait nous aider à vérifier notre troisième hypothèse. En 1993, au Nigéria, sur 1000 enfants, 84 meurent avant l’âge d’un an et 183 meurent avant l’âge de 5 ans. Au Japon, les taux sont respectivement de 5 pour 1000 (avant 1 an) et de 6 pour 1000 (avant 5 ans). Même si les mères japonaises mettent moins d’enfants au monde, ceux-ci ont plus de chances d’arriver à l’âge où ils pourront à leur tour se reproduire. En 2012, le taux de mortalité infantile (avant 5 ans) atteint encore 124 pour 1000 au Nigéria, tandis qu’il est passé à 3 pour 1000 au Japon. Cette hypothèse joue nettement à l’avantage du Japon.
Hypothèse 4 : l’espérance de vie
Il nous reste une dernière hypothèse, celle qui concerne la durée de la vie. En moyenne, un Nigérian qui vient au monde peut espérer vivre 52 ans en 2012 (contre 83 ans au Japon). Si les Nigérians vivaient aussi longtemps que les Japonais, ils pourraient donc être beaucoup plus nombreux qu’ils ne le sont actuellement. Or, l’espérance de vie à la naissance des Nigérians ne cesse d’augmenter : elle n’était que de 41 ans en 1970, contre 46 ans en 1993 et 52 ans en 2012. Entre 1970 et 2012, l’espérance de vie des Japonais augmente également de 11 ans, pour atteindre 83 ans, ce qui n’est pas un mince exploit compte tenu du fait que la barre était déjà très haute! Cependant, toutes proportions gardées, la performance relative du Nigéria (52 – 41/41 = +27 %) lui donne ici un avantage sur le Japon (83 – 72/72 = +15 %)
Une méthode quantitative
Dans cette courte et modeste étude, nous avons cherché à analyser un phénomène humain en utilisant des chiffres de façon méthodique. Pour cela, nous avons commencé par réfléchir sur la mécanique qui sous-tend l’évolution des effectifs d’une population. Nous avons alors élaboré quatre hypothèses susceptibles d’expliquer la situation : si les deux premières hypothèses étaient plutôt évidentes, les deux dernières étaient par contre relativement subtiles. Il ne nous restait plus qu’à choisir des indicateurs précis correspondant à ces hypothèses et à obtenir des chiffres sur ces indicateurs.
Nous pouvons conclure que la hausse rapide de la population nigériane s’explique surtout par le nombre élevé d’enfants par femme (hypothèse 1) et, dans une moindre mesure par l’allongement de l’espérance de vie (hypothèse 4). Or, même si les différences entre le Nigéria et le Japon venaient à s’estomper rapidement, la machine nigériane ne s’arrêterait pas de sitôt, ne serait-ce parce que les nombreuses petites filles d’aujourd’hui deviendront les nombreuses mères de demain.